vendredi 9 septembre 2011

Un médecin de campagne


Docteur J. Léo Cloutier

Né en 1909 à Joliette, il est élevé dans l’hôtellerie avec quatre frères et trois sœurs. Mon père choisit la médecine comme carrière. Diplômé de l’Université de Montréal en 1936 avec distinction, il se spécialisa deux ans à l’hôpital Ste-Justine en obstétrique.

Invité par son confrère, maître Gérard Cournoyer, alors jeune député du comté de Richelieu, il devient amoureux de cette vallée parsemée de petits villages paisibles et remplis d’histoire. Notre père choisit Saint-Ours et ses deux manoirs pour y établir sa pratique médicale. Il trouve pension chez M. Jean Morin afin d’y recevoir ses premiers patients.

En 1939, le docteur Cloutier épouse Louise Olivier, fille du docteur Louis-Auguste Olivier de Saint-Alphonse-Rodriguez du comté de Joliette, une femme exceptionnelle, instruite et cultivée qui le supportera toute sa vie dans sa carrière médicale et politique. Ils eurent sept enfants : quatre filles et trois garçons. La femme d’un médecin de campagne devait savoir écouter, encourager, consoler, rassurer et inspirer confiance aux patients en leur médecin. Éduquer et instruire sept enfants, dans une maison accueillant les malades jour et nuit, constituait un défi quotidien pour mes parents.

« Mieux vaut être roi en campagne que valet en ville! » disait ma mère. Très vite, toutes sortes de responsabilités furent confiées à mon père : responsable de la chorale paroissiale avec Alban Durand organiste, fut pour mon père une activité récréative importante à travers son travail de sept jours semaine. Joyeux de nature, persévérant et généreux de son temps, reconnu comme très bon médecin en obstétrique, il pratiqua sa médecine dans plusieurs paroisses avoisinantes et même dans tout le comté.

Le docteur Montel, fameux chirurgien français réfugié au Québec lors de la dernière Grande Guerre, opérait en urgence les malades référés par notre père. Il lui reconnaissait un diagnostic instinctif très sûr. Les médecins de campagne n’avaient rien de comparable avec ceux de la ville; ces derniers ont essayé en vain de le récupérer en lui offrant le poste de médecin-chef de la première grande clinique de l’est de Montréal située sur le boulevard Saint-Joseph. Lors de sa résidence à l’Hôtel-Dieu de Montréal, il s’était fait remarquer en sauvant d’une mort certaine un enfant de Rouyn-Noranda. Celui-ci suffoquait à cause d’un anneau de plastique incolore logé dans sa gorge que les rayons X ne pouvaient détecter.

Sans jamais aucun regret, mon père refusa les avantages organisationnels et pécuniaires d’une pratique en clinique dans une grande ville pour être plus près des gens et de leur mode de vie simple.

Son ami M. Cournoyer lui a communiqué sa passion de la politique ce qui ajouta aux opinions de mon père de l’éclat, de la force et beaucoup de couleur durant de nombreuses années comme maire de St-Ours.

Voici quelques anecdotes d’un médecin de campagne à Saint-Ours. Tous ces accouchements de femmes pauvres payés avec une corde de bois ou des poules ou pas du tout. Personne n’a jamais reçu de compte. Dans certaines familles c’était la coutume : « Ma mère a eu droit à votre bonté docteur Cloutier, pourquoi pas moi? » Aussi il arrivait de voir un personnage à l’aise s’habiller pauvrement pour attirer la pitié et espérer diminuer le coût du médicament…

À la campagne, tous se faisaient un honneur de bien faire leur travail. J’aimerais souligner que sur la simple demande du docteur Cloutier, en pleine nuit de tempête hivernale M. Armand Morin et ses fils venaient ouvrir le chemin avec leur charrue suivie du docteur pour que celui-ci puisse accoucher une femme dans un rang éloigné ou soigner un malade souffrant.  

Le dimanche matin après la « grande messe », ainsi que chaque soir de la semaine, le grand salon s’emplissait de malades sans rendez-vous, car le jour était réservé aux visites à domicile. En attendant leur tour, les patients partageaient leurs difficultés quotidiennes. Certains avaient l’oreille bien tendue espérant entendre ce que le secret professionnel savait si bien garder.

Le docteur Cloutier ne prenait que deux semaines de vacances par année, dont une semaine de pêche à la truite avec son ami Elphèche Cardin, gérant de la Banque Canadienne Nationale de Saint-Ours.

Voici un autre incident incroyable et pourtant véridique. Une nuit d’automne, l’immense cloche rotative au centre de notre porte de chêne se fait entendre avec fracas. Nous sommes tous réveillés par ce son strident. Mon père finit par se lever et descendre le grand escalier central en baragouinant son patois coutumier. La porte grande ouverte, une voie forte et anxieuse lui dit : « Docteur, venez accoucher ma truie! Elle va mourir! Ma super truie va mourir Doc! Venez! » J’entends mon père lui répéter plusieurs fois : « Je ne suis pas vétérinaire, baptême, je suis médecin! » Mais M. Julien Morin, pour ne pas le nommer, insistait tellement que le docteur s’habilla, le suivit et accoucha l’animal... Une anecdote qui démontre bien la valeur d’un médecin dans une paroisse. 

Certains patients furent sauvés in extremis sans jamais le savoir. Voici un autre récit. Une journée d’été très chaude, sur l’heure du midi la cloche se fait entendre avec force et insistance. Mon père répond, on lui dit que M. Ubal Lachambre est en train de mourir dans son portique en face de chez nous.
Aussitôt, mon père ramasse sa petite valise ronde et traverse la rue en courant, muni d’une seringue à longue aiguille, fait une injection directement dans le cœur et celui-ci se remet à battre… Ce qui se faisait habituellement dans les salles de trauma d’une grande ville, en campagne, se faisait dans un portique. Combien d’autres comme Ubal Lachance n’en surent jamais rien?

Je m’en voudrais de ne pas souligner sa grande habileté à extraire les dents. Cette science lui fut enseignée par son beau frère, professeur à l’Université de Montréal en art dentaire. Moi, son fils, diplômé en denturologie, j’acceptai de faire des prothèses dentaires complètes à M. Denis Cardin. Ayant pleinement confiance en son docteur, M. Cardin insista pour que la mise en bouche des prothèses se fasse chez mon père un dimanche après midi, suite aux extractions. Un dentiste ne croira pas ce témoignage, car aucune racine ne resta dans ses gencives et le patient sut apprécier le grand confort de ses prothèses. Quel beau souvenir pour moi! Tout cela confirme bien sa minutie et son habileté à opérer.

Mettre sa vie en danger, peut-être inconsciemment, il l’a fait à plusieurs reprises. Un jour de fin mars, mon frère et moi étions sur le quai municipal, espérant voir traverser une des dernières voitures sur la glace fragilisée par le soleil du printemps. Soudain arrive cette voiture, une Chrysler bleu marine 1953 traversant à toute allure cette rivière gelée, la porte du chauffeur grande ouverte, faisant gicler deux trompes d’eau à l’arrière des roues. Stupéfaits, nous reconnûmes notre père. Bien sûr, il revint par Sorel. Quelques jours après, c’était la grande débâcle. Combien de fois, jour et nuit, traversa-t-il cette rivière en début ou en fin de saison avec une perche comme seule sécurité? M. Bernard Larivière lui répétait pour le rassurer : « Docteur, trois pouces de glace verte portent un char, je vous le dis… ».

Un souvenir émouvant est celui d’avoir accompagné mon père faire sa dernière visite à l’Hôpital Général de Sorel. J’ai été témoin de sa grandeur d’âme pour les faibles. Lui-même, déjà trop affaibli pour fermer sa porte de voiture, j’ai dû le soutenir et le supporter. Levant les yeux sur la grande façade de l’hôpital, il venait de faire ses adieux à ses derniers patients. Se sachant affligé d’une maladie incurable, il pressentait sa fin proche… Accompagné par son ami le Dr Germain et ses enfants, il s’est éteint paisiblement quelques jours plus tard à l’Hôtel Dieu de Sorel à l’automne 1985, trois mois seulement après le décès de son épouse.

On lui dédia la salle paroissiale de Saint-Ours, en souvenir d’un médecin de campagne qui marqua la région. Par sa persévérance, il a sauvé des vies comme celle de Mlle Francine Pérodeau qui combattit une grave encéphalite. On lui laissait peu d’espoir, de retour chez elle, sous les soins attentifs de son médecin de famille le docteur Cloutier, elle s’en sortit.

Étienne Cloutier, fils du docteur J. Léo Cloutier

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